Le grand voyage



Aujourd'hui, comme chaque mardi, comme chaque vendredi, c'est le grand voyage. Petit Lama est conduit par son aidant (personne sans statut, sans travail reconnu, sans salaire, sans perspective de retraite, sans espoir, œuvrant 24h/24 et 7j/7) à ses séances de kiné et d'orthophonie au CHR d'Orléans, l'un des pôles de santé parmi les plus modernes d'Europe.

Depuis le 12 août dernier, Petit Lama doit partager son aidant (sa maman) avec Petit Lérot, un bébé presque normal, super vif, hyper tonique, méga exigeant. Petit Lama aime ce bébé nerveux qui désormais le suit partout comme un poisson pilote. Il réclame souvent qu'on le lui présente, pour qu'il puisse lui faire un câlin et toucher du bout des doigts ses jolis globes oculaires, attirant comme des billes.
L'ajout de Petit Lérot en donnée invariable dans l'équation complexe du transport d'un enfant DMCDPM/LAMA2, ne permet plus de résoudre ladite équation par la solution taxi. Auparavant, Petit Lama se faisait transporter en taxi (avec l'accord de la Sécu, à condition que le petit handicapé de deux ans voyage seul (!)) par le système non breveté du cosy associé à un châssis pliable, équipage inédit, caréné comme une tondeuse, qui faisait tourner les têtes, et peut-être même rêver, les papas pousse-poussette sensibles aux carrosseries surbaissées et aux travaux d'espaces verts.
L'ex-poussette custom de Petit Lama

Flanqué d'un petit frère, le voyage en taxi n'est plus réaliste. Sauf à pouvoir bénéficier d'un véhicule taxi attitré, dans lequel les sièges bébé pourraient être laissés à demeure, le temps de la séance para-médicale. Possible et même simple en théorie. Mais pas en pratique, l'entreprise spécialisée dans le transport de boulets ayant une flotte de taxi limitée et une exposition au risque d'imprévus élevée.
C'est donc avec son véhicule personnel que l'aidant pas aidé conduit Petit Lama, depuis le 12 août, à ses rendez-vous au CHR d'Orléans, à environ 40 km du domicile.

Il y a plusieurs degrés d'atteinte de la maladie DMCDPM/LAMA2. Certains malades sont capables de lever les bras, voire, pour les plus chanceux, de se tenir plus ou moins debout. Petit Lama ne peut rien de tout cela, il a le degré maximal de la maladie. Les parents de Petit Lama ont rejoint un groupe Facebook de pas aidés de parents d'enfants atteints de cette forme de myopathie. Cinq cents membres de tous les pays, avec un fort contingent sis aux USA. Aucun enfant n'est aussi atteint que Petit Lama. Il est peut-être le malade DMCDPM/LAMA2 le plus atteint de tous les temps. Ces muscles ne peuvent absolument rien faire. Si quelque chose tient chez lui, c'est toujours par équilibre. Si vous le voyez assis, c'est qu'on l'a mis dans cette position (un pas aidé, à 10h, à 18h ou à 3h du matin). Et s'il tient assis, c'est momentané et c'est en équilibre. Pour porter quelque chose à sa bouche, il pose le coude et opère un balancement de l'avant-bras. Si le support sur lequel s'appuie le coude est trop bas, le bras est trop court et le fragment d'aliment qu'il tient au bout des doigts n'atteint pas la bouche. Pas de bras, pas de chocolat.
Les mâchoires de Petit Lama n'ont pas plus de puissance. Mâcher n'étant pas possible, les molaires ne se sont pas encore données la peine de sortir. Les petits bouts d'aliments solides qu'il accepte d'avoir en bouche sont comme des bouts de chiques, posés là pour le goût. Il est rare qu'il ose en avaler. Fine tranche de fromage quasi translucide, parcelle de jambon, quart de chips, fragment de saucisson sec. Tout cela au singulier, car il ne réclame généralement pas de deuxième service. Ou alors il lui faut, au préalable, recracher le premier. On ne fait pas un repas de tout cela si on veut vivre, aussi Petit Lama à un trou dans le ventre par lequel une pompe woutwout pousse de 19h à 8h du matin une potion métallo-munchée (dont la composition est presque révélée dans ce billet), épaissie à 6% d'amidon de maïs, pour être moins facile à vomir.

Aujourd'hui donc, Petit Lama est extrait tôt de son lit, et, si tout s'est bien passé, le ventre plein de métallo-munching. Maman commence par lui remettre aux pieds les orthèses rigides que Papa lui aura enlevées vers 2h ou 5h du matin, pour que Petit Lama cesse de pleurer et se rendorme. Ces attelles thermoformées, serrées par scratchs, doivent ralentir le retour des pieds bots. Elles devraient, dans l'idéal, être portées en permanence, mais elle ne permettent pas à la peau de respirer et ont tendance à cuire les pieds.
Puis, comme il tend à ne plus savoir comment gérer sa salive en position couchée, la seconde opération du matin consiste à poser sur la bouche et le nez de Petit Lama le masque du Cough Assist, machine à faire tousser qui propulse de l'air dans les poumons, avant de le reprendre comme un voleur et de provoquer la toux. Ça marche plus ou moins bien. Petit Lama n'aime guère l'exercice. Quand il est mal, il en pleure ; quand il est en forme, il sabote le principe en faisant le contraire de ce que la machine l'invite à faire. Un cycle de Cough Assist aide à décoller les glaires. Il est donc suivi d'une opération d'aspiration par l'aspirateur à monstruosités. Opération délicate qui peut provoquer la régurgitation du métallo-munching, voire le passage d'une dose de cette poisse dans les poumons, ce qui est très exactement la menace que tous ces appareils complexes doivent prévenir.

Petit Lama est entré dans l'âge du terribeul tou, comme disent les Anglois. L'âge du NON.
Le lit de Petit Lama
L'âge où l'enfant commence à s'affirmer et réclamer de l'autonomie. Mais à quelle autonomie peut bien prétendre un enfant DMCDPM/LAMA2+++ ? La maison de Petit Lama est posée au milieu de 2 000 m² de verdure, élevée d'arbres quadragénaires déshydratés. La maison est légèrement en hauteur et domine gentiment ce grand jardin échevelé. Le salon est ouvert là-dessus par quatre portes fenêtres, si bien qu'un enfant de deux ans et demi ne peut que souhaiter prendre son élan et dévaler la pente verte qui s'offre de tous côtés à lui. Petit Poca, le grand frère (six ans), le fait bien lui. Sa main se lève prodigieusement, actionne la poignée, ouvre la porte fenêtre et déjà, Petit Poca s'élance sur l'herbe, trébuche comme il faut, fait la culbute et se déroule jusqu'en bas en riant bien fort. Petit Lama ne sera jamais capable d'ouvrir la porte. Alors pour le reste...

Donc c'est NON. Non, il ne veut pas être posé dans son corset siège. Petit Lama veut aller dehors. Ou alors jouer par terre. Sauf qu'on ne peut pas le poser au sol avec des jouets, comme n'importe quel enfant de son âge. Il faut sécuriser autour de lui avec des coussins, puis lui tendre un à un les jouets d'une main, et garder l'autre libre pour le relever chaque fois qu'il tombe. Et ainsi passer le temps, jusqu'à ce qu'il soit trop fatigué pour dire non.
Mais ce matin, la pas aidée n'a pas le temps de soutenir au sol Petit Lama, la séance matinale de kiné du mardi l'attend. Il faut préparer l'équipage. Petit Lama pleure de colère dans son corset siège, pendant que maman prépare le petit frère et le met dans la voiture. Après quoi, avant de s'occuper de Petit Lama, elle charge dans la voiture la poussette tandem,  les affaires de change des deux enfants, et la sacoche renfermant la VNI (pour Ventilation Non Invasive), grosse machine ayant pour but d'aider Petit Lama à développer ses poumons pendant les exercices de kiné.
Puis c'est le tour de Petit Lama. La pas aidée s'arqueboute et extrait les douze kilos de mou du corset siège. Pour cela, elle opère un épaulé-jeté en sécurisant la prise sous les bras et sous les fesses du Petit Lama, tout en veillant à maintenir la tenue de tête dans un angle naturel. Pour avoir une idée de ce que peut être le portage d'un enfant DMCDPM/LAMA2+++, faites cuire douze kilos de spaghetti pendant 10 mn (ils ne seront pas al dente et Lino Ventura se retournera dans sa tombe, mais bon, c'est pour l'expérience), prenez une housse de traversin et remplissez-la avec les spaghettis cuits. Refermez la housse avec une couture bien solide en points de piqûre. Maintenant, préparez-vous pour l'épaulé-jeté, genoux légèrement fléchis, dents serrés, vous inspirez, vous attrapez le traversin et le hissez contre vous en soufflant. Il glisse. Vous redressez. Le haut s'effondre en arrière, vous remonter un bras pour compenser. Le bras en moins en dessous fait qu'il reglisse. Vous reredressez.

Ça donne une petit idée. Bien sûr, pour parfaire la démonstration et vivre le quotidien des parents de Petit Lama, il faudrait :
1/ que le traversin pleure bruyamment et dise NON. Mais les spaghetti étant par nature bonne pâte, l'expérience a ses limites ;
2/ que vous souffriez d'hernies discales ;
3/ qu'au moment où vous prenez le paquet dans les bras, un bébé de trois mois ultra nerveux se mette à hurler de douleur à cause de son reflux.
On songe à la blague d'école : qu'est-ce qui pèse le plus lourd ? 10 kg de plumes, ou 10 kg de plomb ?
Eh bien, croyez l'auteur (déclinant anormalement vite) de ses lignes : un enfant DMCDPM/LAMA2+++ de 12 kg pèse bien plus lourd qu'un enfant conforme de 12 kg.

La pas aidée a enfin flanqué tout son petit monde dans la voiture et roule à présent vers le CHR. Petit Lama aime la voiture. Dans les virages prononcés, il fait "wouhouuu !". Comment pourrait-il en être autrement ? Le mouvement est son rêve, l'immobilisme son lot.

Lorsqu'elle arrive au CHR, la pas aidée constate, comme d'habitude, la saturation du parking. Il serait temps que les écoles d'architecture réforment leurs professeurs pour expurger de ces esprits malades l'idée que le collectivisme est bon pour la populace, que le communisme est le désir profond de la plèbe, que le socialisme est un modèle efficace, et que donc, dans un calcul de fréquentation, il y a toujours cinq personnes par véhicule et que tous les autres connards individus prendront les transports en commun parce qu'ils n'aiment rien tant que de se marcher dessus et d'être dans la merde quand les gréves sont au menu. Le CHR d'Orléans, l'un des pôles de santé parmi les plus modernes d'Europe, souffre d'un manque de places de parking qui confine au sabotage, voire au sadisme de gauche.

Pourtant, ce gros R, dans CHR, aurait dû inquiéter les architectes.
- Ça veut dire quoi ce R au fait ? Vous êtes bien sûr que ça veut dire refait ? Centre Hospitalier Refait. J'ai un doute, tout à coup. Ça sonne un peu bizarre.
- Et quoi d'autre ? On fait un nouvel hosto pour remplacer le vieux machin du centre ville. Et qui dit refait, dit nouveau, dit Nouvel, dit neuf, dit tout ça qui doit questionner le plan de mobilité que nous voulons pour notre hôpital. Et je vous le redis, les gens veulent qu'on les encourage à adopter des modes de déplacement doux. Pas besoin d'autant de places pour les bagnoles. C'est fini les voitures !
- Tu viens de t'acheter un X8, ceci dit.
- Je te parle pas de moi, je te parle des gens.

Eh bien non, messieurs les archis, le R voulait dire régional. Désormais, tous les bras cassés et autres tuberculeux de la région (s'ils veulent se faire soigner dans le désert médical patiemment mis en place), sont invités à venir se mélanger ici. Bien sûr, comme il n'est pas honnête d'emprunter les transports en commun quand on est contagieux, ou sur le point de clamser, tous ces aimables et lointains malades, qu'ils viennent de Pithiviers ou de Lamotte-Beuvron, sont invités à employer autant que possible les modes de déplacement dit doux : roller, trottinette, vélo, roulade... Merci pour votre compréhension, l'éco-mobilité doit être l'affaire de tous, et puis de toute façon, le parking est plein !

La pas aidée connaît la musique, elle arrive toujours avec vingt minutes d'avance pour avoir le temps de trouver une place, quand bien même elle détient la carte mobilité inclusion, arrachée de haute lutte, lui permettant, en théorie, de se garer sur les places réservées aux PMR (on ne dit plus handicapé, ça gêne les biens pensants dont la bien pensée ne supporte pas les mots porteurs de sens. On dira donc désormais PMR, pour Populo Mécaniquement Roide).
Les places PMR sont toutes prises. Normal. Les vieux pullulent et pulluleront de plus en plus, à mesure que la natalité baisse. La norme actuelle veut qu'il y ait au moins 2% de places PMR dans un parking public. Le vieillissement de la populace devrait logiquement conduire à revoir un de ces jours le rapport. En passant par exemple à 98% de places PMR.
La pas aidée n'a pas trouvé la place PMR que Petit Lama méritait. Par chance, une place commune se libère devant elle (Deus ex machina detected ! Hou ! la grosse ficelle !! la honte, hé ! l'écrivain à deux balles !! (oui, bon, faut bien faire avancer l'histoire. Avant de critiquer, venez donc tenter de vous garer au CHR d'Orléans !).
Problème, il y a de la place pour insérer la voiture, mais pas, une fois garé, pour ouvrir les portières des deux côtés.
La pas aidée rentre les rétroviseurs et se glisse sur la place en serrant bien à gauche. Elle obtient, de son côté, vingt-trois centimètres pour s'extirper du véhicule. La Honda Civic, véhicule le plus fiable de l'univers connu, (et suffisamment rare sur nos routes pour que le papa de Petit Lama salue, façon motard, le conducteur mâle d'une autre Honda Civic lorsqu'il en croise une) est une voiture avec hayon permettant l'accès par l'arrière.

Et maintenant, mesdames et messieurs, pour un meilleur plaisir de lecture, vous êtes invités à lancer le lecteur ci-dessous (si jamais il s'affiche) avant de lire le paragraphe suivant.

La pas aidée va donc sortir la poussette tandem, la déployer, abaisser le dossier de devant, grimper dans le coffre, plonger par dessus les banquettes arrières, détacher Petit Lama, le saisir sous les bras et le tirer vers l'arrière, reprendre son équilibre, descendre du coffre, basculer dans ses bras Petit Lama en position dorsale, guider les épaisses jambes cuirassées par les attelles entre les harnais rigides, soutenir en même la tête et le dos, empêcher la poussette de bouger et réussir enfin à coucher Petit Lama, remonter son dossier, remonter dans le coffre, replonger par dessus les banquettes arrières, détacher Petit Lérot, l'attraper et descendre du coffre, coucher le bébé dans le siège arrière de la poussette, prendre les affaires de change des deux garçons, attraper la lourde sacoche de la VNI, tituber sous le poids de tout ça, ne pas oublier ses propres affaires et retrouver les clés, fermer le coffre, verrouiller la voiture, pester après ce fichu hôpital, et enfin filer vers les accès aux niveaux supérieurs.
Vous pouvez arrêtez le lecteur et remercier Benny Hill au passage.

Nous ne reviendrons pas sur le cheminement hasardeux depuis le parking jusqu'à l'accueil de l'hôpital. Cette aventure est exposée dans un précédent billet.
Nous allons plutôt relater la perversité du chemin à parcourir depuis l'accueil, jusqu'au CAMSP du CHR d'Orléans.

Mais d'abord, qu'est-ce que le CAMSP ? Au delà d'être un acronyme imprononçable, le CAMSP est une structure dédiée à la rééducation des enfants mécaniquement/mentalement roides. CAMSP signifie Centre d'Action Médico-Sociale Précoce. On notera que c'est le S de Sociale qui met la grouille dans l'acronyme et nuit à la fluidité de la diction. Sachez qu'il n'y a pas de hasard. Dès que le mot social est placé quelque part, des dysfonctionnements apparaissent.

Sur le papier, l'emplacement du CAMSP n'est pas mal choisi. Le service longe le parking extérieur et un accès direct, quasi privatif, est prévu. C'est bien venu, car les patients du CAMSP (et leur aidant pas aidé) y viennent en moyenne deux fois la semaine, de la naissance jusqu'à 6 ans. Ce sont des enfants fragiles qu'il faut préserver du risque de contagion. Il aurait été absurde de leur faire traverser l'accueil de l'hôpital, puis le couloir de pédiatrie où aboutissent toutes les maladies du monde. La logique imposait de leur aménager un accès simplifié et direct.

Sauf que cet accès est fermé. La faute aux pirates.
Pirates allant au travail

Nous sommes à l'âge de la fibre, et pourtant plane encore sur notre quotidien la menace de pirates. Pour nous rassurer, l'Etat a donc mis en place un plan pour détendre l'atmosphère : le plan Vigipirate. Appliqué au CHR, le principe de ce plan est le suivant : 1/ on limite les accès et 2/ on place devant la seule entrée autorisée des gars costauds habillés en rouge et noir.
Pour démontrer l'efficacité de ce plan, nous allons imaginer une attaque pirate.

Le pirate n'est pas bête, il sait adapter son matériel à la cible visée et à son environnement. L'accès par la route au CHR d'Orléans étant semé d'embûches (rond-points, tramway, barrières, ralentisseurs, centaines de véhicules garés n'importe où, n'importe comment, les parking étant saturés), l'usage du hors-bord, le moyen de locomotion rapide du pirate, est à oublier. Mieux vaut donc aborder l'hôpital avec une embarcation moins véloce, s'il ne veut pas se rater à l'arrivée. C'est donc sur un chalutier que notre pirate et son équipage vont attaquer l'hôpital.
Pierre, notre chef pirate (nous aurions pu l'appeler Mohamed, pour faire vrai, mais lui avons préféré le prénom Pierre, pour faire bien), se tient debout sur le pont de son navire, fusil d'assaut en bandoulière. Le vent fade du Loiret agite sa barbe effilée, un bandeau noir lui cache l’œil gauche, un bandana rouge à motif d'ananas lui couvre le crâne, de gros anneaux d'or percent ses oreilles et des dents lui manquent. Derrière lui, Antoine, Louis, Jean-Baptiste et Gaëtan se tiennent prêts à sauter le bastingage pour défoncer tout ce qui bouge.
Le chalutier grimpe les degrés de l'esplanade qui mène à l'hôpital. En approche de l'entrée, Pierre fait à Sébastien, le timonier, un signe convenu à l'avance. Ce dernier coupe les moteurs et opère un lent virage pour amener la poupe du chalutier vers les portes de l'hôpital. Prêt à partir en trombe. Prêt à partir, une fois l'acte de piraterie perpétré. La manœuvre est assez longue, le chalutier étant dépourvu de direction assistée et de freinage ABS. Sur le bateau, on s'impatiente. Devant l'entrée, les hommes en rouge et noir aussi. Car le plan Vigipirate est en place ! Un seul accès est ouvert et cet accès est gardé par des gars de la sécurité.
Le bateau s'immobilise. Les pirates sautent, par habitude, et se font un peu mal à la réception parce qu'un chalutier, ce n'est pas un hors-bord. Pierre s'est mangé sa kalachnikov dans les côtes, mais, en bon chef, il n'extériorise pas la douleur, il serre les dents, ça lui donne l'air encore plus méchant. Et là, il tombe nez à nez avec un homme en rouge et noir.
Le rouge, couleur de la violence ; le noir, couleur de la piraterie. Les pirates sont décontenancés. Ils ont été doublés. Un autre gang pirate est déjà dans la place. Le tuyau était percé.
Le plus âgé des gars de la sécurité leur fait mine de repartir d'où ils viennent : "faut pas laisser vot' véhicule, là ! vous gênez tout le monde, là ! On va appeler la fourrière, là !"
Or la fourrière, en proximité du CHR, ne tarde jamais à intervenir. Peu importe que vous soyez venus visiter une épouse en phase terminale, ou pour accompagner un frère accidenté à son scanner, si vous êtes mal garé par manque de place dans le parking et alentour, la fourrière vous enlèvera votre véhicule. De là à dire que les lieux publics sont rigoureusement sous équipés en place de stationnement afin de garnir les caisses de la ville par le biais de la fourrière...
Il n'en faut pas plus pour achever la détermination de nos pirates. Grimpant les uns sur les autres, ils remontent fissa sur le bateau et Sébastien, fébrile, calant par deux fois avant de réussir à lancer les diesels, éloigne aussi vite que possible le chalutier de ce mauvais plan.
L'attaque pirate est repoussée ! Le plan Vigipirate fonctionne donc. CQFD.

Par contre, avec un terroriste, il ne marche pas du tout. Le terroriste circule en voiture et se gare sur un emplacement réservé aux taxis. La présence fidèle des gars en rouge et noir lui offre l'occasion de vérifier le bon fonctionnement de sa kalachnikov. Il pénètre ensuite dans le lieu public et continue le massacre jusqu'à son décès. Pendant ce temps, son binôme a pris le chemin d'un des accès condamnés et fait sauter le verrou d'une rafale. Puis il rentre dans le CAMSP et tue, itou, tout ce qu'il peut jusqu'à son décès.

Ainsi, pour embêter les pirates, la porte permettant aux enfants fragiles d'accéder sans danger au CAMSP est fermée. Au nom d'un risque fantôme, on s'assoit sur le bon sens pour en faire courir un plus grand à des enfants déjà bien mal-en-point.
Pour arriver jusqu'au CAMSP, Petit Lama et sa pas aidée, n'ont pas d'autre choix que de traverser le long couloir des enfants normaux provisoirement malades. Les mamans et leur nouveau-né vigoureux, les gens sans problème majeur, agacés de perdre une demi-journée de leur vie à l'hôpital (L'un des plus modernes d'Europe qui disent, et les machines à café marchent qu'avec des pièces ! ptdr).
Les regards vont du Petit Lama à la pas aidée qui le pousse. La tête de Petit Lama est tombée sur le côté, sa bouche ouverte laisse échapper la langue. Pas de muscle pour tendre le corps, pas de tenue debout pour tasser la structure, Petit Lama est grand pour son âge, son corps s'est étendu par la maladie. Des enfants de quatre ans sont plus petits que lui. Les regards normaux vont du Petit Lama à la pas aidée qui le pousse.

Que peut bien avoir cet enfant ?

Le couloir est très long, les parents d'enfants normaux nombreux. Dans l'air flottent des nuées de microbes. Elle va aller jusqu'au bout du couloir, là où les gens heureux ne vont pas, là où il n'est plus question de maladie traitable. Au bout d'un long et douloureux couloir exposant par paquets, des enfants vaillants qui donneront des adultes vigoureux, tandis que nous poussons Petit Lama, né sans la moindre chance d'avoir une vie, nous privant par la même occasion de la nôtre. Ce long et désespérant couloir contagieux que la porte extérieure du CAMSP devait permettre d'éviter et qui nous rappelle que ce que nous vivons n'arrive qu'aux autres. Dans les regards maladroits qui nous heurtent, nous sommes donc de ceux là, nous sommes les autres. Des images malheureuses, presque théoriques, tant le quotidien qu'elles dévoilent apparaît insurmontable.
La pas aidée arrive au bout du couloir que la menace pirate lui a encore obligé de parcourir. Plus aucun regard ici. Juste deux portes.

À droite : la porte des enfants à tuer.
À gauche : la porte des enfants ratés.

Qui sait ce qui a motivé le choix de placer concomitamment la structure qui offre de tuer un enfant bien portant, et la structure qui soigne ceux qui sont nés foutus ?
Est-ce pour enlever les derniers doutes à la femme hésitant encore à interrompre sa grossesse, voyant à gauche l'horreur que peut être une vie ? Je fais bien de le tuer tout de suite, après tout, il a peut-être une myopathie.
La pas aidée tourne à gauche. Petit Lama, le pilote, dit "babaa". Ça veut dire "voilà" aussi bien que "nous y sommes". Derrière lui, comme dans un avion de chasse, Petit Lérot, le navigateur, gazouille en regardant défiler le plafond. Ses jambes et ses bras combattent des choses visibles de lui seul. Il a trois mois. Il y a plus de force dans un seul de ses doigts que dans tout le corps de Petit Lama.
La pas aidée laisse la porte à battants se refermer derrière elle. La moitié du grand voyage du jour est faite. Elle souffle.

La personne de l'accueil la regarde avec inquiétude, le bonjour manque de franchise.
- Que se passe-t-il ? s'enquiert la pas aidée.
- Je n'ai pas réussi à vous joindre. La séance est annulée.



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