On fera quoi ?
Depuis tout ce temps, comment va-t-il le Petit Lama ? Quatre ans nous séparent du dernier billet. Sa colonne vertébrale s’est allongée dans toutes les directions hormis la bonne, son esprit s’est affiné à mesure que son parlé s’enrichissait d’expressions idiomatiques. Il aime jouer avec les mots, il les manipule. Les calembours l’amusent beaucoup, de même que les lapsus. Il veille par ailleurs à ce que les termes soient employés à bon escient, même si en la matière, parfois, il peut avoir une idée toute personnelle de leur sens. Il est entré en CP avec l’air de ne pas y toucher. Sans fournir de justifications, il a promis qu’il n’apprendrait pas à lire. Mais le vœu n’a pas résisté à sa mémoire et son goût des lettres. Il a donc appris à lire, mais il refuse encore et toujours d’apprendre à calculer. Avec les chiffres, en effet, il a décidé de jouer au con, et il s’y entend. Il a décrété que l’arithmétique était bon pour ses frères mais non pour lui, aussi réserve-t-il dans un coin de la table les additions comme d’autres les oignons. Les mathématiques ? il n’est pas concerné. On l’interroge: « et 4 + 5 ? ». Il passe la patate chaude à son petit frère : « Zoachim, 4 + 5 ! ». Et Joachim (4 ans) de pister la solution dans ses doigts.
Lui qui aime les gens, les rencontres, les nouvelles têtes, ne se plaît pas à l’école. Les enfants jugent, posent des questions douloureuses ; les enfants de son âge n’ont pas conscience d’être des ordures. Et puis ces gosses lui font chaque jour la démonstration brutale de leurs capacités à jongler, grimper, sauter, courir et virevolter. Il n’a pas d’ami chez les garçons, il veille à ne pas même connaître leur nom. Les garçons ne cherchent que les duels et Petit Lama n’a pas les armes. Chez les filles c’est plus facile, les filles aiment papoter, mais elles sont encore rares les grandes sensibles, ou les bien éveillées, capables de déceler la colossale attente écumant derrière les grands yeux clairs. Petit Lama vibre et trépigne. Dans sa tête tournoient les jungles animées, les répliques savantes et la poussière des colisées ; il rêve de musiques rocks et de combats de boxe, se représente le feu des projecteurs et les roulements de tambours, et pallie l’absence de muscles par des cris rauques ou suraigus, avec lesquels, à défaut de poing, il cherche à repousser les murs ou à nous crever les tympans. Il attend des autres bien plus que ce qu’ils peuvent lui donner. Il attend qu’on lui donne des ailes et des nageoires, des marteaux et des épées. Il espère des voleurs pour leur mettre la pâtée. Bref, c’est un garçon rêvant de se donner en spectacle et de monter à l’assaut. Il y a du Cyrano chez lui. Rien n’est jamais calculé. Il est comme plein.
On l’a dit, le Petit Lama préfère les mots, les phrases, les expressions, la musique. À lui l’esprit de finesse, à d’autres la géométrie. Le calcul, c’est bon pour les valides, pour ceux qui arpentent l’espace. Petit Lama n’a pas accès à l’espace. Il ne peut plus tourner la tête vers la droite. Il ne peut pas seul élever la main jusqu’à son nez quand ça lui chatouille ; il est assigné à résidence sur Flatland, tout en sachant toutefois l’existence d’une troisième dimension. Un escalier, il est coincé, un trottoir, une porte, un sol meuble, il est coincé, toute chose au-delà de la longueur de son bras est aussi loin que l’horizon. Car il est coincé. Les cauchemars de la nuit, si fréquents, ne varient guère dans leur scénario : Petit Lama est seul, oublié. Il nous cherche, nous ne sommes plus là. Parfois même, nous ne sommes plus. « J’ai rêvé que tout le monde était changé en pierre ». Mieux vaut par conséquent ne pas savoir calculer. Les maths livrent une précision dérangeante, une mesure de ce qu’il reste, une démonstration que des choses peuvent disparaître.
Il y a les peurs et il y a le désespoir. Celui-là débarque sans prévenir, sans bruit, à tout moment. Entouré de sa famille aimante, tandis qu’il se laisse occuper par les images de sa tablette, soudain un court silence se glisse, un espace vide. Il éclate en sanglot et nous n’avons rien vu venir et lui ne pourra rien expliquer.
Les ambitions d’enfants, cette joie parentale, deviennent tourments dès que Petit Lama les dégainent. « Je vais faire un concert ! » ; « Quand je serai adulte, je serai pêcheur ! ». L’âge de raison approche et il ne sait pas encore. « Je suis handicapé. » Il sait, pourrait-on se dire. « J’aimerais bien faire du rugby ». Non, il ne sait pas.
Les jours passent en recherche d’illusions. « On fera quoi demain ? » est la question qu’il pose chaque soir, au moment du coucher. L’enfant en bonne santé, l’enfant valide et galopant ne se préoccupe guère de demain ; il carbure au présent. Pour Petit Lama, aujourd’hui est une prison, demain est une surprise. Son corps est piégé dans l’espace, mais son esprit voyage dans le temps. Demain. Tout est forcément possible demain, puisque rien ne l’est aujourd’hui. Petit Lama n’est pas fataliste, pas encore. Ce désespoir qui parfois le submerge est une résignation faisant son nid, brindille après brindille.
Mais Petit Lama a bon caractère. Excellent même. Quand il est joyeux, il diffuse cette joie tout autour de lui et le malheur est anéanti. Toute la charge de son existence misérable se transfère de nos épaules sur les siennes ; soudain nous sommes légers et peut-être même heureux. Sa bonne humeur nous porte. C’est une redoutable force de caractère qui ne laisse pas de nous inquiéter, nous savons bien que toute puissance peut s’inverser. Lorsqu’il est malade, hospitalisé, après une piqûre douloureuse, il remercie l’infirmière et la bouleverse, ce faisant. Un enfant de six ans reconnaissant pour la douleur qu’on lui inflige ? C’est parce qu’il croit encore en nous. Comment-va-t-il employer sa grande intelligence ? Pour créer ou pour détruire ? Pour chercher le bonheur ou pour chercher vengeance ? Le bien demande des efforts, quand le mal offre des facilités. Il composera bien sûr.
« On fera quoi ? »
Cette bonne question nous embroche le cœur chaque soir. Dans la tête de Petit Lama, derrière ces yeux excessifs, bouillonnent les rêves et les idées, les répliques de films et les phénotypes animaliers, tout cela échafaudé autour d’une vision du monde encore au stade des premières pierres, mais dans laquelle le danger est toujours tapi et prêt à bondir, qu’il soit de feu ou de crocs. Il imaginera tous les éléments et protagonistes de l’histoire mais n’inventera pas l’histoire. L’animation ne semble pas être son affaire, il délègue. Dans sa vie immobile, il est l’informaticien ou le journaliste s’appuyant sur l’IA : il fournit l’objectif et les ressources, puis demande le programme. De temps en temps il ajuste, il redirige le tir. Si l’issue lui déplaît, il faut relancer, sinon il se fâche. Il se veut architecte et témoin, mais la vie et le mouvement ne sont de son ressort, puisqu’il s’en sent dépourvu.
« Je ne suis rien ». Son mépris de lui-même va grandissant. Son intelligence est aussi son mauvais génie, elle lui murmure la vérité. Il sent déjà que par condition, qui que nous soyons, nous sommes seuls. Et que s’il n’est pas rien quand il est entouré, bien au contraire, il l’est fatalement s’il se retrouve isolé. Il n’est maître ni de sa vie, ni de son mouvement. Il a besoin d’animateurs.
« On fera quoi ? »
Il faut donc trouver comment animer cette vie foutue. Il ne peut pas lancer un avion de papier, ni assembler deux legos ; il ne peut pas ôter le bouchon d’un feutre, ni retourner la paume pour recevoir un bonbon ; il ne peut pas embrasser, ni siffler une seule note. Le jeu solitaire prédispose le petit enfant à l’acquisition de plus grandes compétences. Imaginer un bricolage, puis l’entreprendre. Faire rouler une bille, en étudier la trajectoire. S’avancer seul au plus loin du jardin pour apprivoiser la peur du loup. Faire une bêtise, vivre avec. Tout cela, Petit Lama l’imagine, puis recherche un sous-traitant. « Vas-y Zoachim ! »
Tout le drame de la question vespérale tient dans le pronom personnel. Comment conjuguer « je » avec faire quand les possibilités offertes sont quasi nulles ? Transformer le « on » en « je », voilà le rêve de Petit Lama. Il ne peut pas jouer sans que quelqu’un ait consenti à jouer pour lui. Tout objet doit passer par d’autres mains avant d’arriver entre les siennes. Il ne peut jamais se servir et doit réclamer sa nourriture. Il peut se débrouiller de petits mets solides, sa main gauche encore en mesure d’atteindre la bouche, mais pour une crème au chocolat, ne pouvant manipuler la petite cuillère, il fait l’oisillon, bec ouvert.
« On fera quoi ? » On fera quoi de moi, nous demande-t-il chaque soir les yeux pleins d’un espoir insoutenable. Pas seulement le lendemain, mais pour toujours. Nous n’en avons pas la moindre idée. Il y a davantage de portes qui se referment chaque jour. L’école ne veut déjà plus de lui. Malgré quelques bonnes volontés individuelles, le « on s’adapte » municipal prend un air de « à la va comme je te pousse ». Dans les petites communes, le handicap est accueilli comme les gens du voyage, sans joie et sans peine, l'œil intérieur déjà penché sur la facture. Et pourtant, il n’est personne au monde qui n’ait pu résister au « charme fou » du Petit Lama après quelques heures d’exposition. Cette voix effilée modulée habilement, ce regard enjôleur, l’intelligence de ses propos et l’étrangeté des mini-ponts qu’il façonne pour vous amener jusqu’à lui, feraient fondre jusqu’aux adorateurs exclusifs de petits chats. Nous aimerions lui donner la possibilité de briller et même d’être admiré. Il mérite d’éblouir son monde, trouver par la gloire le moyen de s’extirper de ce corps-prison, tel un passe-muraille, s’en aller voleter dans l’espace des passions et nager dans les ondes de la renommée. Il en est bien capable, si Dieu lui prête vie.
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