Le jeu
Jusqu'à au moins sept ans, l'enfant ne vit que pour le jeu. Fixer d'un bout de scotch un morceau de carton à une ficelle, et traîner ce qu'il voit être une voiture de course ou un cerf-volant, se jeter au sol pour faire une glissade, puis tout jeter en l'air en criant « décooOOollaaaage ! ». Ça n'a de sens que pour lui, c'est un jeu. Scander un mantra d'une langue inventée, et tourner sur lui-même comme un derviche jusqu'à tomber par terre en riant. Ça n'a de sens que pour lui, c'est un jeu. Couper dans le sens de la longueur un macaroni, glisser un bout de jambon entre les deux parties et faire admirer son hot-dog. Ça n'a de sens que pour lui, c'est un jeu. Réclamer de pouvoir garder les emballages, les capsules, les couverts jetables, le tube en carton de l'essuie-tout. Dessiner sur tout ce fatras, assembler avec de la colle et du scotch, demander à Papa de faire des trous là et là, et surtout pas là. Quand c'est jugé fini, abandonner n'importe où la création et passer à autre chose. Ça n'a de sens que pour lui, c'est un jeu. Sédimenter sa chambre de legos, bâtir là-dessus avec des éléments dépareillés de circuits de voitures un réseau routier sans priorités ni limitation de vitesse, comme un cantonnier devenu fou ; mettre des pièges partout, simuler des accidents. Crier « Naaaaann ! ». Puis faire « Tu-du-dut ! tu-du-dut ! » Ça n'a de sens que pour lui, c'est un jeu. Ramasser du bois et des cailloux, des brins d'herbes et des coquilles d'escargot, les stocker sur un passage, réclamer un contenant pour faire une soupe (« mais tu dis pas à maman, c'est une surprise »), capturer des petits êtres vivants pour mettre un peu de couleur mouvante dans la mixture, puis se diriger dangereusement vers le robinet de la cuisine. Ça n'a de sens que pour lui, c'est un jeu...
Tous ces jeux fébriles, produits d'une imagination sans recul, requièrent des jambes toniques, des bras vigoureux, une capacité à porter sa main jusqu'à toucher ce que l’œil a vu. Tout ce que Petit Lama n'a pas et n'aura jamais.
Petit Lama a la volonté, les désirs et les besoins de son âge. Il veut s'asseoir au sol pour jouer aux billes. Il veut conduire de la main une petit voiture. Il veut tourner les pages d'un autre livre. Il ne peut pas. Son corps sans muscle le lui interdit. Il n'a que ses yeux pour observer l'inatteignable, c'est à dire tout ce qui se trouve au-delà de l'envergure de ses bras. Ses yeux qui grandissent de plus en plus à mesure que la maladie le détruit. Il ne peut plus tenir assis désormais. Il ne l'a jamais pu longtemps, mais, il y a encore quelques semaines de cela, il pouvait se tenir en équilibre une minute ou deux. Aujourd'hui, c'est fini. Il a grandi, son buste s'est allongé et sa colonne vertébrale a accentué sa dérive d'un côté. L'équilibre n'est plus possible, le centre de gravité n'est plus au centre.
Mais il n'a que deux ans et demi, il ne sait pas que c'est impossible ; il réclame d'être au sol. Il veut jouer. "Biiiiiiiilles... biiiiiiilles...". Et Petit Lama déploie, de sa bouille déformée, le sourire de Chucky. Biiiiilles... biiiiiilles... L'horreur.
Il veut être par terre et jouer aux billes. Comme tout enfant de son âge. C'est son seul bonheur sur terre. Il croit qu'il joue aux billes, qu'il a déjà joué aux billes, qu'il peut jouer aux billes, qu'il sait jouer aux billes. Mais ce qu'il fait n'est rien : un aidant pas aidé le pose à terre et le tient par les épaules pour l'empêcher de s'effondrer, puis fait rouler une bille au sol jusqu'à sa main. Petit Lama prend mollement la bille dans la main, puis s'essaye à la jeter. Le bras bouge un peu vers l'avant, les doigts s'écartent, la bille tombe et roule sur quelques centimètres. On félicite Petit Lama pour ce jet. Puis on lui renvoie d'une pichenette la bille. C'est tout. C'est moins bien qu'hier, mais c'est mieux que demain.
C'est épuisant. Avec espoir, on demande à Petit Lama s'il veut retourner dans son fauteuil.
Invariablement, la réponse est non. Pam-pam ! Pam-pam.. Petit Lama veut jouer par terre. C'est ainsi qu'il l'exprime. Pam-pam ! Pour son aidant aux journées sans fin, la demande explicite de Petit Lama résonne comme la formule du garçonnet dans Shining : redrum... redrum... Ce sont peut-être les moments les plus durs de cette vie de merde : soutenir l'enfant myopathe pour l'aider à ne rien pouvoir faire. Être à terre avec lui, ne pas pouvoir le laisser trente secondes pour faire quelque chose d'utile ailleurs, à moins d'accepter de le retrouver le nez sur le carreau à gémir, tombé en avant ou sur un côté, son jouet de l'instant planté dans les gencives, plié en deux, incapable de bouger quoi que ce soit. Des heures passées ainsi avec la maladie. À lui demander de ne pas tomber, alors qu'il ne peut pas faire autrement. Comme de demander à l'attraction terrestre de faire un break. Attendre le moment où, lassé, il acceptera enfin de regagner le corset siège. Ayant cru avoir joué, mais juste fatigué d'être tombé et d'avoir été redressé cinquante fois.
Pour varier, on lui tend des legos premier âge. Il n'a pas la force de les assembler. Une petite voiture, il fait « brou-brou » en la secouant faiblement d'un mouvement du poignet. Des cubes à empiler ? En bois, ils sont trop lourds, donc on les préférera en plastique creux. Il fera une tour de la hauteur de son avant-bras, mais guère plus haut, ne pouvant lever le coude. Pour Petit Lama, aucun jouet ne peut excéder en hauteur une vingtaine de centimètres, et si il y a des boutons, il les lui faut tactiles. Ainsi, le bouton d'ouverture du four à micro-ondes jouet pour réchauffer la dînette est trop dur. On l'actionnera donc pour lui, tandis qu'on soutiendra Petit Lama de l'autre main.
- Veux-tu retourner dans ton fauteuil ?
- Pam-pam !
Pam-pam, dans la langue atrophiée de Petit Lama, veut dire « je veux jouer par terre » ; Biiiilles, veut dire « vous allez tous mourir violemment dans d'affreuses souffrances », ou plus exactement « je veux jouer aux billes » ; Bababa-baba, veut dire « je veux bien la tablette tactile », autrement dit, j'accepte de réintégrer mon fauteuil et vous permettre de faire autre chose que de me regarder mourir.
Ce que l'on a mauvaise conscience de tolérer pour un enfant bien portant, on l'accepte avec un soulagement désespéré pour Petit Lama. La tablette tactile libère l'aidant d'un enfant DMCDPM/LAMA2. Saviez-vous qu'une tablette tactile, quelle que soit la version d'Android, permet de préparer le repas, passer l'aspirateur, animer un groupe Facebook pour faire connaître la maladie de Petit Lama, lancer une lessive, aller chercher le courrier, sortir les poubelles, faire ses devoirs de CP à Petit Poca, porter Petit Lérot, préparer la sordide alimentation de Petit Lama, débrouiller des imbroglios administratifs, monter des dossiers administratifs, rédiger des réclamations administratives, fabriquer un engin explosif pour une cible administrative... ? On peut vraiment tout faire avec une tablette tactile.
Néanmoins, même avec la tablette, il a besoin d'un aidant. La veille est réglée sur une minute. Lorsqu'il rêvasse ou est distrait par ses frères, l'écran de la tablette s'éteint. « Aba-aba-aba » fait alors Petit Lama, en tapotant sur l'écran noir. Il n'a pas suffisamment de force dans les doigts pour agir sur le bouton d'allumage logé sur la tranche de l'appareil.
Sur la tablette, Petit Lama dessine. Ici, les crayons n'ont pas de capuchons impossibles pour lui à enlever. Petit Lama conduit des trains, et les trains vont loin. Petit Lama résout des énigmes, complète des suites logiques, écoute des chansons. Sur la tablette, Petit lama sait attendre la fin du compte à rebours des publicités qui permettent de débloquer des jetons pour s'offrir des niveaux et des nouveaux véhicules et des pommes pour le cheval (mais comment un enfant de deux ans a-t-il pu comprendre tout seul qu'il faut attendre 30 secondes sans toucher l'écran, puis quand une croix apparaît, cliquer dessus pour revenir au jeu et se voir ainsi créditer de trente jetons supplémentaires ? Il montre du doigt le magot qui s'accumule, comme s'il savait déjà qu'en ce bas monde, l'argent fait tout).
Sur la tablette, Petit Lama fait des puzzles toujours complets, dont les pièces s’emboîtent sans forcer. Sur la tablette, Petit Lama fait du scratch avec un épisode de Petit Ours Brun, joue en boucle dix fois la même phrase entendue, le même bruitage. Joue et rejoue et rerejoue la scène où Petit Ours Brun, très fâché, traite sa maman de méchante. Sur 70 épisodes de 3 minutes, c'est sa scène préférée, il en crie de joie. Déjà rebelle.
Sur la tablette, Petit Lama ramollit le seul organe que la maladie n'a pas atteint : son cerveau. Son intelligence est tout ce qu'il a, et la seule activité ludique qu'il peut vraiment avoir, cette fichue tablette, parce qu'elle ne développe pas l'imagination, tend à ralentir le développement de cette intelligence. Existe-t-il une maladie plus salope que la dystrophie musculaire congénitale avec déficit primaire en mérosine ? La seule activité que lui permet de faire la maladie, lui sape en même temps son unique atout, l'esprit.
Car il a de l'esprit, du haut de ses deux ans et demi. Il est intelligent, hypersensible, doté de deux grands yeux clairs et vivaces comme des miroirs, dans lesquels un monde impossible pour lui se reflète. Il veut jouer, s'amuser. Il veut être comme tous ceux qui l'entourent.
Bientôt, il va comprendre ce qu'il est et ce qu'il ne sera jamais. Bientôt, il saura et nous demandera d'abord pourquoi, avant de nous demander des comptes. Il comprendra d'autant plus vite qu'il observe chaque jour la montée en puissance de son petit frère, Petit Lérot, six mois maintenant, qui fait des squats dans les bras de Maman, tant ça le démange de se mettre debout. Petit Lérot, dont la force musculaire étonne jusqu'à la nounou, qui en a pourtant vu d'autres. Petit Poca, le grand frère, est une boule de nerfs, Petit Lérot, le petit frère, une boule de muscles. Tandis que Petit Lama est une flaque. Posé au sol, il se répand.
Bientôt, il va comprendre ce qu'il est et ce qu'il ne sera jamais. Bientôt, il saura et nous demandera d'abord pourquoi, avant de nous demander des comptes. Il comprendra d'autant plus vite qu'il observe chaque jour la montée en puissance de son petit frère, Petit Lérot, six mois maintenant, qui fait des squats dans les bras de Maman, tant ça le démange de se mettre debout. Petit Lérot, dont la force musculaire étonne jusqu'à la nounou, qui en a pourtant vu d'autres. Petit Poca, le grand frère, est une boule de nerfs, Petit Lérot, le petit frère, une boule de muscles. Tandis que Petit Lama est une flaque. Posé au sol, il se répand.
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Pida |
Dès que nous aurons cette voiture, nous emmènerons Petit Lama et ses frères voir les pandas du zoo de Beauval. Pour être comme tout le monde et voyager un peu. Faute de jeux.
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